On sait que le Québec s’est engagé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) de 37,5 % en 2030 par rapport à ce qu’elles étaient en 1990. Il a pris cet engagement à la conférence de Paris sur les changements climatiques en 2015 (COP 21). On sait également que la plus grosse part des émissions québécoises est due aux transports, soit 43 % des émissions de GES en 2017, selon le document Inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre en 2017 et leur évolution depuis 1990, publié en 2019.
Mais, toujours selon ce document, les émissions de GES dans les transports routiers ont augmenté de 49,6 % de 1990 à 2017. Ainsi, pour respecter notre engagement de l’Accord de Paris, en principe on devrait diminuer les GES de 58 % de 2018 à 2030, pour les transports routiers! Et, comme l’indique la courbe d’évolution des émissions de GES dans les transports routiers, ci-dessous, nous sommes sur un plateau depuis 2007 environ. Par conséquent, la diminution de 58 % devra se faire essentiellement de 2020 à 2030, ce qui est énorme, sachant que les camions n’ont pas commencé à être électrifiés et que nous en étions, au 31 décembre 2019, à seulement 66 639 véhicules électriques sur les routes du Québec, selon l’AVÉQ, soit environ 1,2 % du parc de véhicules routiers!
Inutile de dire que nous n’arriverons pas au 58 % de réductions qu’il faudrait dans les transports routiers pour rencontrer notre engagement sur la diminution de GES en 2030, même si on met en place un scénario de leader ambitieux pour les véhicules électriques tel que je l’ai présenté dans mon dernier article.
Mais, c’est encore pire que ça en réalité, car dans les GES comptabilisés pour les transports, on exclut les GES produits en amont pour extraire et raffiner le pétrole. À preuve, les émissions de GES des raffineries au Québec sont comptabilisées dans le secteur industriel. Et, inutile de dire que les émissions de GES dues à l’extraction du pétrole des sables bitumineux au Canada ou des schistes (par fracturation hydraulique) aux États-Unis ne sont pas comptabilisés non plus, alors qu’on consomme ces pétroles en grande quantité, comme nous le verrons. Or, non seulement il faut l’ajouter pour tenir compte de l’impact réel des carburants fossiles dans les transports, mais, récemment, des évaluations indépendantes ont démontré que ces émissions étaient bien plus importantes que ce qu’on nous disait! Voyons ce qu’il en est.
Depuis 2012, le pétrole consommé au Québec est de plus en plus sale
Tout d’abord, ce qu’il faut savoir c’est qu’en 2012 le Québec s’approvisionnait en pétrole conventionnel de l’Algérie, de l’Angola, du Royaume-Uni, de la Norvège, du Kazakhstan, du Mexique et du Nigéria. Seul 7 % de notre pétrole était acheté au Canada, (plateformes de forage en mer de Terre-Neuve).
Mais, depuis 2012, la production de pétrole de schiste aux États-Unis s’est subitement accrue, et celle des sables bitumineux canadiens a été également en forte croissance. En 2014, le transport dans l’oléoduc canadien 9b de Enbridge est inversé pour acheminer le bitume dilué des sables bitumineux de l’Alberta vers Montréal, afin d’être raffiné. Ces circonstances font en sorte qu’après 2012 l’approvisionnement pétrolier du Québec se fait de plus en plus à partir de l’Ouest canadien et des États-Unis, jusqu’à ce qu’en 2019 on ne consomme QUE du pétrole canadien et étatsunien. C’est ce que nous apprend le document État de l’énergie au Québec 2020, préparé par HEC Montréal pour le gouvernement du Québec, et dont voici le graphique pertinent.
Le problème n’est pas au niveau des pays comme tel qui nous vendent le pétrole, mais plutôt du type de pétrole qu’ils nous acheminent. On sait, en effet, selon l’Energy Information Agency (EIA), qu’en 2019 le pétrole de nos voisins du sud était composé à 63 % de pétrole produit par fracturation hydraulique et que, selon l’Association canadienne des producteurs de pétrole (CAPP), 66 % du pétrole canadien provenait des sables bitumineux en 2018.
On comprend dès lors que le pétrole qu’on consomme au Québec depuis 2019 est très sale par rapport à celui qu’on consommait il y a 8 ans. Il génère beaucoup plus d’émissions de GES, entre autres, qui n’apparaissent nulle part dans notre bilan québécois. Par exemple, dans un énoncé du Conseil scientifique des Académies européennes (EA-SAC) en 2016, intitulé Greenhouse gas footprints of different oil feedstocks, on retrouve le graphique suivant qui compare les émissions de GES sur le cycle de vie du pétrole conventionnel et du pétrole des sables bitumineux. Ce graphique montre que les GES dus à l’extraction sont cinq fois plus importants pour le pétrole des sables bitumineux que pour le pétrole conventionnel!
Malheureusement, c’est encore pire
Le 24 avril 2019 paraissait dans le journal Le Devoir, un article percutant de Alexis Riopel, intitulé Les sables bitumineux polluent plus qu’on pense. On y apprend que des chercheurs d’Environnement Canada ont effectué des mesures par avion des émissions de plusieurs mines albertaines qui exploitent les sables bitumineux. Ils ont trouvé que les émissions de GES étaient 64 % plus élevées que ce que les Compagnies opérant ces mines ont rapporté. Notons que selon Ressources naturelles Canada, 47 % du pétrole issu des sables bitumineux provient des mines à ciel ouvert, l’objet de l’étude.
L’autre méthode de récupération du bitume qu’on appelle « in situ » consiste à envoyer de la vapeur sous pression à de plus grandes profondeurs que les mines à ciel ouvert. Cette technique d’extraction compte pour 53 % du pétrole issu des sables bitumineux présentement et fait l’objet d’une autre étude des chercheurs d’Environnement Canada, qui sera publiée dans quelques années. D’ici là, il faut répartir ce 64 % de plus de GES sur toute la production de pétrole des sables bitumineux, ce qui réduit l’augmentation des GES à 30 %, pour l’ensemble de la production.
En se référant au graphique plus haut pour les GES sur le cycle de vie, c’est comme si on ajoutait 30 % de la hauteur de la section noire dédiée à l’extraction du pétrole des sables bitumineux. Cela correspond à 7 unités de l’échelle des valeurs. On se retrouverait ainsi à 115 unités pour les sables bitumineux versus 87 pour le pétrole conventionnel. C’est 32 % plus de GES sur le cycle de vie pour du pétrole des sables bitumineux par rapport au pétrole conventionnel!
Et comme le pétrole des sables bitumineux compte pour les 2/3 du pétrole canadien, nous retiendrons une augmentation de GES de 21 % pour l’ensemble du pétrole canadien sur le cycle de vie, en moyenne, et de façon conservatrice.
Maintenant, Bloomberg Businessweek, sous la plume de Ryan Collins et Rachel Adams-Heard, a publié le 30 août 2019 un article intitulé Flaring, or Why So Much Gas Is Going Up in Flames, ou, en traduction libre, Le torchage, ou pourquoi autant de gaz naturel s’envole en flames. Le torchage c’est lorsqu’on brûle du gaz naturel (à 95 % du méthane, CH4) au bout d’une cheminée, afin qu’il s’échappe dans l’atmosphère sous forme de CO2. Rappelons que sur une période de 20 ans, le méthane a un pouvoir de réchauffement climatique 86 fois plus élevé que celui du CO2, d’où la nécessité de le torcher si on ne peut le récupérer. Dans le premier paragraphe de l’article, on apprend que ce sont les compagnies qui font du forage hydraulique dans les schistes (ou autres formations géologiques étanches) qui torchent beaucoup le gaz naturel sortant également des puits de pétrole. En principe, on pourrait récupérer ce gaz naturel en connectant le puits à un gazoduc. Mais les puits de pétrole de schiste ont une durée de vie de trois ans environ et on doit en forer d’autres constamment pour maintenir la production. Ce n’est donc pas rentable de construire des gazoducs pour de si courtes durées et les déplacer constamment, alors que le pétrole est le principal carburant fossile qui sort de ces puits et qu’il a plus de valeur commerciale que le gaz naturel.
L’article de Bloomberg Businessweek nous dit également que le torchage compte pour 9 % des GES de l’industrie du gaz et du pétrole aux États-Unis. Et, n’oublions pas qu’il y a plus de torchage pour le pétrole pour les raisons que nous venons d’expliquer. Mais ces valeurs sont celles rapportées par les pétrolières et gazières, et l’Environmental Defense Fund (EDF) a fait une étude basée sur les données satellites de la National Oceanic and Atmospheric Agency (NOAA) qui démontre que le volume des gaz torchés dans le bassin Permien du Texas est presque deux fois supérieur à ce que les compagnies ont déclaré.
Et ce n’est pas fini, car il n’y a pas que le torchage, il y a également la ventilation et les fuites du gaz naturel qui laissent échapper directement le méthane dans l’atmosphère, sans être brulé, ce qui est bien plus nocif pour le réchauffement climatique comme nous l’avons vu plus haut! Je vous réfère, cette fois, à un article du New-York Times écrit par Jonah M. Kessel et Hiroko Tabuchi le 12 décembre 2019 et intitulé It’a Vast Invisible Climate Menace. We Made il Visible. Les journalistes, accompagnés d’experts en détection du méthane, ont filmé en infra-rouge (invisible à l’œil humain) plusieurs sites d’exploitation de pétrole et de gaz naturel. En cliquant sur le lien vous verrez deux films pour chaque emplacement, un en lumière visible et l’autre en infra-rouge. L’infra-rouge nous montre le méthane qui fuit abondamment des différentes installations, alors qu’on ne voit rien avec un caméscope ordinaire (lumière visible)!
Tout cela pour dire que les émissions de GES liées à l’extraction du pétrole de schiste aux États-Unis sont fort probablement plus que 20 % plus élevées que celles reliées à l’extraction du pétrole conventionnel. Et cela c’est sans compter les produits toxiques et les particules fines qui s’échappent dans l’atmosphère dû au torchage, à la ventilation ou aux fuites. C’est sans compter non plus les dangers de pollution des nappes phréatiques dus au procédé de forage par fracturation hydraulique. Bref, la santé publique et la qualité de vie en font les frais.
En conclusion
En 2012, le Québec ne consommait pas de pétrole des sables bitumineux ni de pétrole de schiste, mais en 2020 plus des deux tiers du pétrole qu’on y consomme provient de ces sources plus polluantes. Nous avons évalué, en première approximation et de façon conservatrice, que les émissions de GES du pétrole qu’on consomme aujourd’hui dans la Belle Province sont de l’ordre de 20 % plus élevées qu’en 2012. Mais ce supplément de GES n’est pas comptabilisé dans le bilan québécois.
Quand va-t’on parler des vraies affaires concernant les GES? Les vraies affaires c’est tenir compte du cycle de vie des carburants fossiles et pas seulement de leur combustion. J’avais déjà fait ressortir cela dans un article antérieur sur les camions lourds au gaz naturel. Les promoteurs et le gouvernement québécois mettaient de l’avant une réduction de 25 % des GES par rapport au diesel, alors qu’ils ne considéraient que la combustion dans le moteur. Mais, en tenant compte du cycle de vie j’ai démontré que c’était pire. Pourtant, on pigeait dans le fonds vert pour ça!
Si on tenait compte de ce 20 % de plus dû à l’extraction, il faudrait diminuer les émissions de GES dans les transports au Québec de près de 80 % de 2020 à 2030 pour atteindre notre engagement de réduction des émissions de GES !!! Pourtant, ce 20 % supplémentaire se retrouve bien dans l’atmosphère et est occasionné par notre consommation de pétrole au Québec. Cherchez l’erreur.
S’il y a une conclusion à donner c’est qu’il faut sortir des carburants fossiles et vite.