Dans notre quête pour éliminer le pétrole, il ne faudrait pas tomber dans le piège d’une consommation outrancière de nos réserves de minéraux stratégiques, pour fabriquer les batteries des véhicules électriques (VÉ). On s’éloignerait du développement durable si on voulait équiper tous les véhicules entièrement électriques d’une grosse batterie permettant une autonomie de 500 km, pour se rapprocher de l’autonomie des véhicules à essence. Nous présentons deux scénarios pour faire les choses correctement. Mais d’abord, regardons d’un peu plus près l’origine du problème.
Les réserves finies de lithium face aux besoins gigantesques
Selon Bloomberg NEF, il y a près de 1,2 milliard de véhicules légers sur les routes dans le monde en 2020, et il y en aura 1,4 milliard en 2030 (graphique ci-dessous), sans compter les scooters et motos. Si on voulait que tous ces véhicules soient 100 % électriques en 2030, avec une autonomie de 500 km (batterie de 80 kWh), on aurait besoin de 112 milliards KWh de batteries au lithium (1,4 milliard x 80 kWh) pour les véhicules légers.
Pour les camions lourds et les gros autobus, on a un bon aperçu de la proportion qu’ils prennent dans la flotte mondiale des véhicules routiers en regardant les statistiques de l’International Organization of Motor Vehicle Manufacturers (OICA) pour la production annuelle des divers types de véhicules. Selon ces statistiques, 70 570 000 véhicules légers personnels et 20 630 000 véhicules légers commerciaux, pour un total de 91 200 000 véhicules légers sont sortis des usines mondiales en 2018. La même année, 4 225 000 de camions lourds et 275 000 gros autobus ont été produits, pour un total de 4 500 000 véhicules lourds. Le nombre total de véhicules routiers produits dans le monde en 2018 a donc été de 95 700 000. Et, les véhicules lourds correspondaient à 5 % de la production des véhicules légers.
Maintenant, les véhicules lourds ont besoin de 2 à 6 fois plus de capacités de batteries, selon leur poids, que les véhicules légers, disons 4 fois plus en moyenne, soit 320 kWh pour 500 km d’autonomie. Et, selon le paragraphe précédent, il y aurait approximativement 70 millions de véhicules lourds en 2030 (5 % de 1,4 milliard VÉ légers) qui nécessiteraient 22,4 milliards kWh de batteries. La demande en batteries totaliserait donc environ 135 milliards kWh (112 + 22,4) en arrondissant, pour électrifier tous les véhicules routiers prévus à l’échelle mondiale en 2030 (motos et scooters exclus), si on veut des autonomies de 500 km.
Par ailleurs, selon l’estimé du US Geological Survey de 2020, il y aurait 17 millions de tonnes métriques de réserves de lithium sur la planète, i.e. qui sont exploitables technologiquement à un prix commercial raisonnable. L’image de l’entête montre l’exploitation du lithium au Salar Uyuni en Bolivie.
Maintenant, il nous reste à connaître combien de grammes de lithium il y a par kWh de batterie. Un article de Paul Martin sur Linkedin nous renseigne là-dessus. Après avoir passé en revue plusieurs articles sur le sujet de 2010 à 2017 et les avoir analysés, il arrive à la conclusion qu’une bonne moyenne aujourd’hui est de 160 g de lithium par kWh dans la batterie, auquel il faut ajouter les pertes tout le long de la chaine d’extraction minière, de raffinage et de production des batteries pour obtenir la quantité de lithium qu’on a besoin dans le sol pour produire une batterie de 1 kWh. En tenant compte de ces pertes, il obtient 230 g lithium/kWh.
Il ne nous reste qu’à multiplier cette dernière quantité par les 135 milliards kWh requis pour que tous les véhicules routiers de la planète soient entièrement électriques avec une autonomie de 500 km, en 2030. On obtient 31 millions de tonnes de lithium, ce qui correspond à presque deux fois les réserves mondiales de lithium (17 millions tonnes). Même en doublant les réserves mondiales de lithium reconnues par l’US Geological Survey, on épuiserait pratiquement tout le lithium pour les transports.
Mais, c’est encore plus critique, car le stockage au sol de l’énergie pour les réseaux électriques devrait constituer un marché aussi gros que celui des transports pour les batteries. On parle de stocker les énergies renouvelables pour atténuer ou éliminer leurs fluctuations. Par exemple, on accumule plus d’énergie solaire le jour pour l’utiliser la nuit. Une autre application pour les réseaux électriques c’est l’aplatissement du pic de la demande journalière en électricité. Il s’agit, alors, de recharger des batteries la nuit (faible demande d’électricité) pour restituer l’énergie électrique aux heures de pointe de la demande. On évite ainsi la construction de centrales d’appoint au gaz naturel, très coûteuses (elles ne fonctionnent que quelques heures par jour). Et, pour le moment, les batteries au lithium sont les plus performantes à cet égard, comme le démontre l’explosion de la demande des fournisseurs d’énergie et les succès de Tesla Energy, entre autres, avec le déploiement de très grosses batteries Li-ion au sol.
Nous ne voulons pas vous faire paniquer avec ces propos, mais plutôt vous faire réaliser qu’on ne peut prendre à la légère le fait qu’il doit y avoir une gestion responsable de la grosseur des batteries dans les véhicules électriques. C’est possible et nous en présenterons deux scénarios dans les prochaines sections de cet article.
Comprenez bien également que nous savons très bien que notre hypothèse d’avoir 100 % de véhicules électriques en 2030 n’est pas réaliste. Nous avons simplement voulu prendre le nombre de véhicules prévus sur la planète à cette date, et faire réaliser quelles étaient les quantités de lithium requises, pour bien comprendre le sérieux de l’enjeu de l’épuisement des matériaux stratégiques. Car, on a beau dire qu’il va y avoir le recyclage, il faut d’abord que les 1,5 milliards de véhicules sur les routes aient leur lithium à bord du véhicule. Ensuite on pourra récupérer ce lithium « sur route » pour faire d’autres batteries, avec une perte de moins de 10 %, si possible.
Scénario basé sur les robotaxis entièrement électriques
Les estimés des diverses études sur les robotaxis démontrent qu’à terme il en coutera deux à trois fois moins cher de s’abonner à un service de robotaxis que de posséder un véhicule personnel. Citons, par exemple, les résultats d’une analyse récente publiée par l’entreprise d’investissement ARK INVEST, en février 2020, et intitulée « Autonomous Ridehailing Could Be More Profitable Than We Had Modeled ». Voici un graphique tiré de cet article, qui donne leur estimation des coûts comparés par mile pour un robotaxi, une voiture personnelle et un taxi conventionnel.
Les gens vont donc cesser d’acheter des véhicules personnels et profiter des multiples avantages des véhicules sans conducteur : beaucoup moins d’accidents, pas besoin de permis de conduire, pas de problèmes de stationnements ni de visites aux ateliers de réparation et entretien, et surtout trois fois moins de véhicules dans les villes, puisque les robotaxis vont rouler possiblement 60 % du temps au lieu d’être stationnés 90 % du temps, comme les véhicules personnels.
De plus, comme nous l’avons vu dans notre dernier article, le fait de ne plus posséder de véhicule personnel et d’être abonné à un service de robotaxis va permettre à l’utilisateur de choisir le type de véhicule qu’il veut (petit, moyen ou gros), selon ses besoins de moment. Il y aura donc beaucoup plus de véhicules très compacts à deux places sur les routes, ce qui va diminuer l’impact environnemental des déplacements. Rien de pire qu’une personne seule dans un gros VUS pour aller travailler. Si quelqu’un a véritablement besoin des capacités d’un VUS, à l’occasion, il pourra toujours demander un robotaxi VUS.
Beaucoup moins de véhicules sur les routes et une proportion beaucoup plus grande de véhicules compacts va se traduire par un besoin grandement réduit pour la quantité de batteries dans les véhicules.
Nous supposerons que dans un monde où il n’y a pratiquement plus de véhicules personnels, au lieu des 1,4 milliards de véhicules légers prévus en 2030, 600 millions de robotaxis seraient suffisants. Question de pouvoir comparer les différents scénarios, nous allons prendre comme scénario de référence celui où les 1,4 milliard de VÉ légers ont une autonomie de 500 km (batterie de 80 kWh), ce qui exige 112 milliards kWh de batteries. Le scénario des robotaxis est explicité dans le tableau ci-dessous.
Le scénario de référence est résumé sur la ligne qui commence par « En 2030 = ». Nous suggérons que 50 % des véhicules électriques autonomes (VÉA, ou robotaxi) soient de 2 passagers, 35 % accommodent 5 passagers et 15 % peuvent transporter 7 passagers. La capacité des batteries est indiquée dans la première colonne et l’autonomie correspondante dans la deuxième colonne. Même si les VEA à 2 passagers n’ont une autonomie que de 270 km, n’oublions pas qu’ils vont se recharger deux fois plus vites que les autres (moins de 10 minutes), dû à leur petite batterie. La capacité totale des batteries requises pour chaque catégorie de VÉA est donnée dans la dernière colonne, et le total pour les 600 millions de robotaxis est au bas de la dernière colonne, en rouge. On constate, avec ravissement, qu’on a besoin de 4 fois moins de batteries dans ce scénario robotaxis que dans le scénario de référence.
Bien sûr, ce scénario robotaxis généralisés ne sera pas possible pour 2030, surtout dans les pays nordiques avec des hivers enneigés. On pense plutôt à 2035-2040. Mais, le but de notre exercice est de pouvoir comparer divers scénarios afin de faire des choix éclairés pour les années qui viennent.
Scénario utilisant les VHR et des « carburants électriques liquides »
Puisque le scénario des robotaxis ne pourra être généralisé qu’à la fin des années 2030, on se doit d’avoir un autre scénario qui, lui, peut être implanté rapidement.
Vous savez où je veux en venir puisque j’en ai parlé à plusieurs reprises sur ce blogue. Je veux parler d’un scénario dans lequel 50 % des véhicules légers seraient entièrement électriques, avec des batteries de diverses capacités, selon les besoins. L’autre 50 % serait constitué de véhicules hybrides rechargeables (VHR) avec une batterie de l’ordre de 20 kWh de capacité, capable de donner une autonomie de 125 km en mode électrique pur, de manière à ce que 90 % des km soient électriques. Remarquez que si la moitié des véhicules fait 100 % des km à l’électricité et l’autre moitié 90 % c’est comme si l’ensemble des véhicules faisait 95 % de leurs km à l’électricité.
Il ne resterait donc que 5 % des carburants qu’on consomme aujourd’hui à gérer. Et, le fait que ce soit une petite quantité (on a déjà 5 % d’éthanol dans l’essence) rend possible le développement durable d’une filière de « carburants électriques liquides » (e-fuel en anglais). Par exemple, la compagnie allemande Sunfire a développé une installation pilote fonctionnelle en 2015, pour fabriquer un carburant électrique liquide à partir d’air (CO2), d’eau (H2) et d’énergies renouvelables. La formulation est très similaire à celle d’un carburant pétrolier, mais sans soufre ni composés aromatiques ni émissions de gaz à effet de serre.
On peut donc utiliser les mêmes moteurs thermiques qu’aujourd’hui et les mêmes infrastructures pour les stations-service. Il n’y a aucune dépense à faire de ce côté, contrairement à l’hydrogène. Le carburant synthétique Sunfire est ce qu’on appelle un carburant « drop-in » dans la littérature anglophone, ce qui signifie qu’on peut le mélanger dans toute proportion avec un carburant pétrolier, sans préjudice, bien au contraire, puisqu’il est plus propre. Une usine commerciale est en élaboration en Norvège, où l’on retrouve beaucoup d’énergie renouvelable (98 %) à bon marché, comme au Québec. C’est la compagnie Nordic Blue Crude qui en est le promoteur. L’échéancier pour l’ouverture de l’usine est en 2022. Je reviendrai sur cette technologie et d’autres similaires dans un futur article.
Pour le moment, revenons au scénario comme tel, qui est illustré dans le tableau plus bas. Remarquez d’abord qu’au lieu du 1,4 milliard de véhicules légers du scénario de référence pour 2030, nous avons posé 1,2 milliard, en supposant que de forts incitatifs au covoiturage vont retirer des routes 200 millions de véhicules légers.
En répartissant la grosseur des batteries ainsi que leur pourcentage tel qu’indiqué dans le tableau, on a besoin de 2,4 fois moins de batteries que le scénario de référence (47,4 milliards kWH au lieu de 112 milliards kWh).
J’entends déjà les gens me dire : oui mais les VHR d’aujourd’hui ont une batterie beaucoup trop petite. C’est vrai, mais ce n’est certainement pas parce que c’est impossible d’en mettre une de 20 kWh. En fait, il n’y a pas encore de véritable VHR sur le marché et les lois zéro émission actuelles n’encouragent pas les fabricants à en mettre sur le marché, malheureusement. Pourquoi pensez-vous que GM a cessé la production de la Volt. Ce n’est pas compliqué, ils ont près de quatre fois plus de crédits zéro émission avec une Bolt EV qu’avec une Volt, selon les directives de la loi californienne, qu’on utilise au Québec.
L’autre handicap des VHR, présentement, c’est le fait qu’il n’y en a encore aucun qui soit un véritable hybride série, c’est-à-dire sans aucune connexion mécanique du moteur thermique aux roues. La raison est qu’il y a encore trop de pertes dans l’électronique de puissance. Dans un VHR série, le moteur à essence actionne un générateur électrique qui envoie du courant à la batterie. Cette-dernière retourne le courant au moteur électrique. Il y a donc deux passes à travers l’électronique de puissance dans un VHR comparativement à une seule dans un véhicule 100 % électrique. Mais l’arrivée de l’électronique de puissance à base de carbure de silicium va changer la donne d’ici 2 ans environ. En réduisant les pertes de 10 % à 15 %, les VHR série pourraient prendre leur envol.
Avec une configuration série, la fabrication d’un VHR est beaucoup plus simple et moins chère. Il suffit de développer un prolongateur d’autonomie thermique efficace et modulaire, de 35 kW à 40 kW, dont l’unique connexion avec le reste du système de propulsion du véhicule sera une couette de fils électriques. On pourra donc facilement utiliser le même prolongateur d’autonomie sur différents modèles de véhicules (réduction de coûts). Logiquement, il devrait être situé sous le coffre arrière (tuyau d’échappement plus court) et on pourrait l’enlever du véhicule simplement en dévissant 6 à 8 boulons et en débranchant la couette de fils, ce qui facilite l’entretien, s’il y a lieu.
Conclusion
Notre dernier article « De nouveaux VÉ avec une empreinte écologique ultra-basse », faisait valoir que les futures batteries de Tesla (2021), qui vont durer 1 600 000 km, vont faire qu’une Model 3 avec une autonomie de 400 km va émettre 10 fois moins de GES sur le cycle de vie comparativement à une voiture à essence de même catégorie, au Québec. Par conséquent, dans les prochaines années, les GES dus à la fabrication de la batterie ne constitueront pas du tout un problème, même si la batterie autorise une autonomie de 400 km ou 500 km.
Le seul point critique qu’il reste à gérer au niveau de l’empreinte écologique des batteries c’est l’épuisement potentiel des ressources stratégiques. Dans cet article, nous nous sommes concentrés sur les réserves mondiales de lithium et avons démontré que, si tous les véhicules routiers prévus pour 2030 étaient entièrement électriques avec une autonomie de 500 km, ça prendrait le double des réserves connues de lithium pour suffire à la demande des transports électriques. Mais le marché du stockage au sol de l’énergie dans des batteries Li-ion, pour les réseaux électriques, promet d’être aussi gros que celui des transports routiers…
C’est en raison de ce stress très important sur les réserves de métaux stratégiques que nous avons présenté nos deux scénarios, afin de réduire la quantité de batteries requises tout en éliminant le pétrole, à terme. Le scénario des robotaxis permet de réduire d’un facteur 4 la quantité de batteries nécessaires en raison d’une diminution importante du nombre de véhicules sur les routes et de l’utilisation de 50 % de véhicules compacts. La flotte de robotaxis est 100 % électrique et il n’y a presque plus de véhicules personnels dans ce scénario, où les gens utilisent des services de mobilité. Toutefois, la technologie n’est pas encore prête, surtout pour les pays nordiques enneigés l’hiver. Ce scénario ne pourrait être entièrement déployé que vers 2040.
Nous avons donc proposé un deuxième scénario pouvant être déployé plus vite, et permettant de réduire la quantité de batteries requises d’un facteur 2,4. Il s’agit d’un scénario sans robotaxis, utilisant 200 millions de véhicules légers de moins en 2030, suite à des incitatifs importants pour le covoiturage, et utilisant également des véhicules hybrides rechargeables (VHR). Ces derniers constitueraient la moitié de la flotte de véhicules légers et devraient rouler 90 % de leurs kilomètres à l’électricité, grâce à une batterie suffisamment grosse. L’autre moitié de la flotte serait des véhicules entièrement électriques, parcourant 100 % de leur kilométrage à l’électricité. Pour les VHR, on n’aurait besoin que de 5 % des carburants qu’on consomme aujourd’hui. Cette petite quantité permettrait de développer de façon durable une filière de « carburants électriques liquides », faits à partir d’air, d’eau et d’énergies renouvelable, donc sans émissions de GES. Plus de détails dans notre prochain article.
En fait, comme le territoire du Québec est vaste, avec une faible densité de population en dehors des grandes villes, le scénario réaliste est sans doute une combinaison des deux scénarios, où l’on conserve les véhicules personnels dans les zones plus faiblement peuplées, auquel cas le facteur de réduction de la quantité de batteries serait autour d’un facteur 3.
En terminant, c’est très important que nos gouvernements modifient les normes pour les véhicules zéro émissions, afin d’augmenter le nombre de crédits zéro émission attribués aux VHR avec un bonne batterie (90 % des km). Car, présentement, les VHR ont droit à quatre fois moins de crédits qu’une voiture entièrement électrique avec une autonomie de 400 km, même s’ils font 90 % de leurs km à l’électricité!