Il y a quelques jours, j’ai écrit un texte où j’expliquais pourquoi le bonus-malus représente une des solutions incontournables pour diminuer nos émissions de GES et notre consommation de carburant en transport léger.
Certains ont répondu en réaction à mon texte qu’il n’y avait aucun besoin d’un système de bonus-malus et que tout ce dont nous avions besoin était d’augmenter le prix de l’essence via une taxe carbone plus élevée, ce qui aurait pour effet de faire en sorte qu’une transition se ferait vers des véhicules moins énergivores en essence ou, mieux encore, des véhicules n’utilisant aucun pétrole.
Permettez-moi d’en douter.
Un prix du carbone peu élevé
Rappelez-vous de ce lointain passé où les propriétaires de véhicules à essence devaient payer leur essence, $1,30, $1,40 et même $1,50 le litre. Si j’écris ceci, c’est pour expliquer que bien que le prix du carburant a augmenté jusqu’à $1,50 à quelques reprises au cours des dernières années, cela n’a pas fait en sorte que les consommateurs ont cessé d’acheter des camions légers.
En fait, en 2007-2008 et en 2012-2013, soit au moment où le prix du carburant frôlait les $1,40-$1,50, les ventes de camions légers n’ont pas décliné. Seule la crise économique de 2008-2009 a fait en sorte que les ventes de voiture ET de camions légers ont ralenti, comme on peut le voir dans le graphique de gauche.
Depuis la reprise économique, même aux moments où le prix du carburant augmente pendant quelques jours voire quelques semaines, les ventes de camions légers (et de pétrole) ne cessent d’augmenter.
Stabilité économique et bas taux d’intérêt
Si vous avez mon âge ou êtes plus vieux, vous vous rappellerez peut-être de cette époque où les taux d’intérêt ont été élevés voire prohibitifs. En effet, au début des années ’80, certaines banques et certains constructeurs automobiles “offraient” des taux d’intérêt quasi usuraires de 20%, 25% voire 30%. On est maintenant loin de là. Ainsi, non seulement les taux sont souvent assez bas, mais cette situation de bas taux dure depuis plusieurs années déjà. Cela fait en sorte que les consommateurs ont l’impression que cette situation durera éternellement.
Cela fait aussi en sorte que les gens trop pressés de changer de véhicule avant d’avoir fini de payer celui qu’ils ont acheté 2 ou 3 ans auparavant se retrouvent de plus en plus souvent avec une “balloune” de quelques milliers de dollars qu’ils reportent sur leur prochain achat. Achat qui sera alors financé sur 72, 84 ou même 96 mois.
Ainsi, loin d’être découragés par les prix plus élevés des véhicules plus gros, plus luxueux et plus énergivores, les consommateurs québécois, canadiens et américains dépensent toujours plus d’argent pour des camions légers. Alors que leur nombre a augmenté de 263% entre 1990 et 2018 sur les routes du Québec, les dépenses liées à ces camions légers ont augmenté de 624% durant la même période.
Sachant cela, croyez-vous qu’une hausse du prix du carburant de 10, 20 ou même 30 cents aura un effet dissuasif important sur le comportement d’achat et d’utilisation des automobilistes québécois, canadiens et américains?
La réponse est NON.
J’ai vu le prix du carburant jouer au yoyo tellement souvent au fil des dernières années que je sais pertinemment que les consommateurs ne sont pas à 20 ou 30 cents le litre près de changer de comportement. D’ailleurs, je me rappelle cette conversation que j’ai eu en 2012 avec M. Raymond Deshaies qui me disait alors en être rendu au point où il était devenu incapable d’entendre la phrase “quand le prix du carburant sera plus élevé, les gens vont changer de comportement”. Il m’avait dit: “Ça fait 50 ans que j’entends cette phrase là et même si le prix du carburant a souvent fait des bonds, les consommateurs n’ont jamais foncièrement changé de comportement. Ils pensent à peu près toujours à court terme.”
D’ailleurs, dans un texte publié dans le Journal de Montréal de ce matin intitulé L’essence plus chère pour le climat**, on peut lire que “Les automobilistes vont bientôt payer l’essence plus cher à la pompe à cause d’une hausse de la « taxe verte » qui pourrait passer de 0,05 $ à 0,10 $ le litre d’ici 2022. C’est ce que prévoit l’expert québécois Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal. « L’étau se resserre », prévient-il.”
L’étau se resserre? Vraiment?
Avec une hausse de 5 cents le litre d’ici 2022 ???
Il était d’ailleurs particulièrement révélateur de lire les commentaires des automobilistes interrogés sur le sujet dans le même article. Tous sans exception ont répondu qu’ils étaient prêts à payer 5 cents plus cher le prix du litre pour l’environnement, mais que ça ne changerait en rien leur comportement.
Soyons sérieux. Le prix du litre à la pompe augmente et diminue fréquemment de 5, 10 et parfois même 15 cents le litre durant la même semaine. Une augmentation du prix du carbone qui amènerait un prix du litre à la hausse de 5, 10, 20 ou même 30 cents le litre (ce qui donnerait un prix du litre à $1,47 par rapport au prix moyen de février 2020) n’aura que peu d’incidence sur les comportements d’achats des consommateurs.
Le prix du baril de pétrole reste bas
Si une hausse de la taxe carbone combinée à une hausse du cours du baril de pétrole emmenait le prix du litre à $2, on verrait probablement un changement de comportement, mais rien n’indique qu’on verra une augmentation importante du prix du pétrole brut à court ou même à moyen terme à cause des 4 facteurs suivants***:
1– Le boom de l’exploitation du pétrole de schiste aux États-Unis a considérablement augmenté les réserves de pétrole disponible, celle-ci ayant augmenté à un niveau record de 12,4 millions de barils par jour en septembre 2019. C’était d’ailleurs la première fois depuis 1948 que les États-Unis exportait plus de pétrole qu’il n’en importait. En 2018, ce pays est devenu le plus important producteur mondial de pétrole.
2- L’OPEP a perdu de l’influence sur le cours mondial du baril de pétrole entre autres à cause de la production de pétrole de schiste américain. Comme ces pays craignent de perdre des parts de marché, ils ne peuvent se permettre de trop diminuer leur production, ce qu’ils ont souvent fait pour faire augmenter le prix du baril dans le passé.
3- La valeur du $ américain a augmenté de 25% face à l’Euro entre 2013 et 2016. Or, toutes les transactions pétrolières sont payées en dollars américains. Ainsi, une augmentation de la valeur du dollar américain compense la baisse du prix du baril.
4- L’augmentation de la demande pour le pétrole est plus faible qu’anticipée auparavant. Selon la banque britannique Barclay’s, la demande devrait plafonner autour de 2025 pour commencer à descendre au cours des années suivantes (jusqu’à 30% de moins en 2050 qu’en 2019) à cause des engagements des pays envers la lutte aux changements climatiques ET l’évolution rapide des énergies renouvelables et de l’électrification des transports.
À $2 le litre, plusieurs consommateurs moins fortunés se retrouveraient dans une situation économique précaire car cela affecterait non seulement le prix pour faire le plein de leur véhicule, mais le prix de tous les produits que nous utilisons au quotidien… pendant que les gens plus aisés ne changeraient que peu ou pas leurs habitudes. La crise des gilets jaunes en France constitue d’ailleurs un avertissement qu’on ne peut ignorer.
En conclusion, il est illusoire de croire qu’une hausse du prix du carburant de 5, 10, 20 ou même 30 cents le litre associée à la bourse du carbone aura un effet dissuasif important qui fera en sorte que les consommateurs changeront de manière significative leurs habitudes. Les taux d’intérêt et le prix du baril de pétrole brut demeurent trop bas pour que les gens passent en masse à des véhicules beaucoup moins polluants d’ici 5 ans au moins.
Si une hausse de la taxe carbone aura pour effet bénéfique d’aider à financer des projets et des programmes écologiques, un bonus-malus autofinancé à l’achat d’un véhicule aura quant à lui pour effet d’encourager les gens à acheter un véhicule moins polluant (partiellement ou entièrement électrique autant que possible) et de décourager les gens à acheter un véhicule plus polluant.
Si le passé est garant de l’avenir, ce n’est donc pas d’une ou l’autre mesure dont nous aurons besoin pour diminuer nos émissions de GES et notre consommation d’essence de manière à atteindre nos objectifs de réduction de 2030, mais d’une ET l’autre.
*: http://energie.hec.ca/wp-content/uploads/2020/02/EEQ2020_WEB.pdf
**: https://www.journaldemontreal.com/2020/02/22/lessence-plus-chere-pour-le-climat
***: https://www.thebalance.com/oil-price-forecast-3306219