Dans mon dernier article, j’ai évalué la demande en électricité des flottes entières de véhicules routiers canadiens et québécois, en supposant que les flottes seraient composées uniquement de véhicules électriques (VÉs) à batterie (pas d’hybrides rechargeables). Pour la flotte canadienne, la demande en électricité serait accrue de 26,3 % par rapport à la consommation d’électricité totale du Canada (évalué en 2019). Le Québec produisant le tiers de l’électricité canadienne tout en ne représentant que 22 % de la population du pays, la demande accrue d’électricité due à la flotte routière québécoise entièrement électrifiée serait de seulement 15,6 %.
Mais, le Québec est un cas d’exception. La grande production d’électricité d’Hydro-Québec fait mieux paraître les autres provinces canadiennes au niveau du pourcentage supplémentaire d’électricité requis (26,3 %) pour la flotte routière canadienne. Si l’on excluait le Québec, ce pourcentage du reste du Canada serait plus élevé que 30 %. Dans cet article, nous allons voir ce qu’il en est pour quelques pays importants et découvrirons qu’on est TRÈS avantagés au Québec, car l’augmentation de la demande d’électricité sera bien plus importante ailleurs dans le monde.
L’électrification des transports n’est pas le seul facteur d’augmentation de la demande en électricité qui surgit ces temps-ci. Bien qu’on en entend moins parler, il y a également le monde numérique : l’Internet à haute vitesse, les nuages de données, les crypto-monnaies et l’intelligence artificielle. Les centres de données et de calculs qui y sont rattachés consomment déjà beaucoup d’électricité. Selon une publication de Yale School of the Environment, en 2026, les centres de données/calculs devraient consommer 1 000 terawattheures (TWh), soit l’équivalent de la consommation électrique du Japon. Et ce n’est qu’un début. La croissance de la demande devrait être très rapide dans les décennies qui viennent, une situation préoccupante comme nous le verrons.
Commençons par examiner les besoins en électricité pour l’électrification des transports dans différents pays, pour avoir une meilleure idée de la réalité mondiale de ce côté.
L’augmentation de la demande en électricité des transports
Le Québec consomme bien plus d’électricité par habitant que tous les pays, sauf l’Islande. Dans mon dernier article, j’ai montré que la consommation du Québec en 2019 a été de 210 TWh, ce qui, divisé par le nombre d’habitants en 2019 (8,5 millions) donne une consommation de 24,7 MWh par habitant. Voici, un tableau comparatif pour la consommation électrique par habitant de pays importants, à partir des données de l’Energy Information Administration, pour l’année 2021, comparé au Québec.
Comme on peut le constater, le Québec consomme 4 fois plus d’électricité par habitant que l’Allemagne, 3,4 fois plus que le Japon et 2,2 fois plus que les États-Unis! Il faut dire que le Québec est un des rares territoires à chauffer ses bâtiments majoritairement à l’électricité et qu’il fait particulièrement froid l’hiver. Par ailleurs, regardons comment se compare le Québec aux autres États en terme de véhicules par 1 000 habitants, excluants les véhicules à deux roues et les véhicules hors routes. Selon les chiffres de « Données statistiques 2019 – Société de l’assurance automobile du Québec » on arrive à 660 véhicules/1 000 habitants au Québec, en comptant 8 500 000 habitants cette année-là. On peut comparer cette motorisation de la population québécoise (660 véh/1 000 hab) avec celle de différents pays, en utilisant les données compilées par Wikipédia. Voici un tableau comparatif avec les mêmes pays que le tableau précédent.
On constate donc que la France, l’Allemagne et le Japon ont sensiblement le même nombre de véhicules par 1 000 habitants que le Québec et que les Étatsuniens en ont plus. Pour bien comprendre les conséquences de ces deux tableaux, prenons la France comme exemple.
La France a le même nombre de véhicules par 1 000 habitants que le Québec, mais 3,6 fois moins d’électricité par habitant. Toutefois, selon Fiches Auto, les voitures particulières françaises ont parcouru en moyenne 12 000 km/an en 2019, contrairement à 15 000 km/an au Québec, donc 20% de moins de kilométrage annuel. À partir de là, on peut approximer le surplus de la demande d’électricité que signifiera l’électrification entière des véhicules routiers français, en pourcentage de l’électricité totale consommée sans transports électriques. On sait qu’on aura besoin de 15,6 % de plus d’électricité au Québec. Alors, s’il y a le même nombre de véhicules par habitant en France mais 3,6 fois moins d’électricité par habitant, la demande supplémentaire d’électricité pour les Français devrait, en principe, être 3,6 fois celle du Québec, soit environ 56% de plus, moins le 20% dû au kilométrage annuel inférieur, ce qui aboutirait à 45 % plus d’électricité que n’en consomment les Français, sans les transports électriques. Même si c’est un ordre de grandeur, les Français doivent définitivement compter autour de 40% d’augmentation de leur consommation électrique pour électrifier entièrement leurs véhicules routiers! Et c’est la même chose pour l’Allemagne et le Japon! On est loin du 15 % du Québec.
Les États-Unis, pour leur part, ont 2,2 fois moins d’électricité par habitant que le Québec et 38% plus de véhicules par 1000 habitants qui roulent plus de kilomètres par année (14 260 miles/an = 22 800 km/an), soit 52% plus de kilomètres que les Québécois (15 000 km/an). Leur flotte de véhicules consomme donc environ 2 fois plus d’énergie par habitant (1,38 x 1,52 = 2,07) et ils ont 2,2 fois moins d’électricité par habitant. L’augmentation de la demande en électricité des Étatsuniens, pour électrifier entièrement leurs véhicules routiers, devrait donc être grossièrement 4 fois supérieure à celle du Québec (15,6 %), soit près de 60% de ce qu’ils consomment, un ordre de grandeur. C’est plus qu’en Europe.
Dans ces évaluations approximatives, je suppose que la consommation des véhicules électriques moyens et lourds par rapport à celle des véhicules électriques légers est sensiblement dans les mêmes proportions pour les différents pays. Par ailleurs, l’électrification complète des flottes de véhicules routiers ne sera pas atteinte avant 2050 environ. Donc, il resterait 25 ans pour mettre en place la production électrique additionnelle requise.
L’augmentation de la demande en électricité des centres de données et calculs
Dans le récent rapport d’analyse «Electricity 2024», de l’Agence internationale de l’énergie (IEA), on peut lire à la page 8:
« La consommation d’électricité des centres de données, de l’intelligence artificielle (IA) et du secteur des crypto-monnaies pourrait doubler d’ici 2026. Les centres de données sont d’importants moteurs de la croissance de la demande d’électricité dans de nombreuses régions. Après avoir consommé, au niveau mondial, 460 térawattheures (TWh) en 2022, la consommation totale d’électricité des centres de données pourrait atteindre plus de 1 000 TWh en 2026. Cette demande équivaut à peu près à la consommation d’électricité du Japon. La mise à jour des réglementations et les améliorations technologiques, y compris en matière d’efficacité, seront essentielles pour modérer l’envolée de la consommation d’énergie des centres de données ».
Déjà, de savoir que les centres de données et calculs s’alignent pour consommer autant d’électricité que le Japon, en 2026, c’est inattendu pour bien des gens. Mais, ce n’est qu’un début et la croissance est importante puisque le rapport de l’IEA spécifie que la consommation d’électricité de ces centres va doubler de 2022 à 2026. Si on maintenait ce rythme de croissance, en 2050 on aurait besoin de 64 000 TWh, soit 64 fois la consommation électrique actuelle du Japon, ou 2,5 fois la consommation mondiale d’électricité de 2022 (25 500 TWh), selon Statista. On comprend dès lors que l’IEA enjoint les gouvernements de légiférer pour empêcher une telle catastrophe!
On voit même des titres comme «Future data centres may have built-in nuclear reactors», un article de Michael Dempsey publié le 14 février 2024 sur le site de la BBC. On y apprend de la bouche d’un constructeur de centres de données, Chris Sharp, qu’un centre de données normal consomme 32 MW de puissance électrique, alors qu’un centre de données pour l’intelligence artificielle (IA) requiert présentement 80 MW, dû au bien plus grand nombre de calculs requis. Monsieur Sharp continue en disant que dans quelques années on pourrait équiper ces futurs centres de données et calculs d’un mini-réacteur nucléaire de quelques centaines de mégawatts.
Récemment, lors d’un exposé au Forum économique mondial de Davos, Sam Altman, le directeur général (CEO) de OpenAI (créateur de ChatGPT) déclarait « Je crois qu’on ne se rend pas encore compte des besoins en énergie de cette technologie [IA] ». Il a poursuivi en disant qu’il ne voyait pas comment ces besoins énergétiques pouvaient être atteints sans une percée technologique, faisant même allusion à la fusion nucléaire. Cette déclaration est relatée dans l’article de Elizabeth Kolbert, intitulé The obscene energy demands of A.I., publié dans The New Yorker, le 9 mars 2024.
De son côté, Elon Musk sonnait une alarme récemment quant à un manque potentiel d’électricité en 2025 :« L’IA et les VE se développent à un rythme si rapide que le monde sera confronté à des pénuries d’électricité et de transformateurs l’année prochaine ». Les gros transformateurs pour les réseaux électriques ont présentement des délais de livraison de 2 à 4 ans!
J’avoue humblement que moi-même je n’avais pas vu venir la demande effrénée d’électricité que les centres de données et calculs vont demander! Oups!
CONCLUSION
Je ne voulais pas vous laisser dans une fausse impression sur les besoins en électricité pour les transports, après mon dernier article sur l’énergie électrique requise pour électrifier tous les véhicules routiers du Québec et du Canada. Seulement 15 % de plus d’électricité qu’on en consomme suffira au Québec. Mais, comme nous l’avons vu, ce sera plutôt de 40% à 60% de plus pour beaucoup de pays industrialisés, à l’horizon 2050, disons approximativement 40% à 50% de plus d’électricité au niveau mondial.
Mais, en faisant mes recherches sur les consommations électriques, je suis tombé sur la boîte de Pandore de l’IA. Oh surprise! Je n’ai pas eu le choix de l’inclure dans cet article. À l’horizon 2050, on parle d’un besoin en électricité pour les centres de données et de calculs de l’ordre de deux fois la consommation planétaire d’électricité de 2022!!!
C’est bien beau l’intelligence artificielle, mais il va falloir une bonne dose de sagesse naturelle pour gérer l’augmentation galopante de la consommation électrique! Pas évident! Surtout que les VÉs et l’IA vont être en compétition.
Pour les VÉs, l’avènement de batteries bien plus légères et de l’électronique de puissance plus efficace va possiblement réduire la consommation électrique des VÉs de 20% ou 25%, ramenant les besoins en électricité pour les transports autour de 35% à 40% de notre consommation (excluant les VÉs). Il faudra réellement mettre l’emphase sur les robotaxis avec une portion importante de covoiturage et sur le transport en commun en minibus autonomes pour descendre nos besoins en électricité supplémentaire à 25% ou 30% de notre consommation annuelle (excluant les transports et les centres de données et calculs). Tout cela semble gérable, en mettant les incitatifs appropriés, sur une période de 25 ans.
Pour l’IA, je n’ai pas suffisamment de connaissances sur ce sujet pour suggérer des façons techniques de réduire la demande d’électricité, sinon de faire tous les efforts pour diminuer la consommation électrique des micro-processeurs et de ne pas utiliser l’IA inutilement, pour tout et pour rien. Deux fois la consommation électrique mondiale actuelle pour les seuls centres de données et de calculs en 2050, c’est inimaginable! Il y a des domaines, comme la médecine, les créations de contenus informatifs et ludiques (livres, articles, films, télé-séries…), le Droit, les véhicules autonomes et les robots humanoïdes, de même que la recherche scientifique qui vont beaucoup bénéficier de l’IA. Ma fille, qui est productrice télévisuelle, utilise ChatGPT tous les jours.
Mais, on n’a pas besoin d’une masse de 25 kg pour tuer une mouche…
Qu’en pensez-vous?