Il y a fort longtemps que je travaille à convaincre des travailleurs des secteurs de l’énergie et de l’automobile, syndiqués ou non, de s’intéresser à la transition énergétique. Il y a près de 20 ans de cela, je rencontrais déjà des dirigeants syndicaux pour leur expliquer que cette transition vers les énergies renouvelables et l’électrification des transports s’en venait et qu’ils feraient mieux de s’y préparer afin d’être capables d’en tirer le meilleur parti.
En tant que fils d’ouvrier, mon père ayant travaillé pendant 40 ans dans une usine et ma mère ayant travaillé pendant 35 ans dans une autre usine, j’étais certainement en mesure de comprendre l’anxiété que pouvaient provoquer des changements structurels aussi importants pour leur gagne-pain.
Or, ça ne s’est pas souvent bien passé.
En effet, lorsque quelqu’un s’est trouvé un emploi dans un secteur où il gagne relativement bien sa vie et a une certaine sécurité d’emploi, il peut être extrêmement difficile d’envisager qu’un changement aussi important puisse être bénéfique.
Un bouleversement profond
Qu’on le veuille ou non, l’essor de l’électrification des transports est en train de bouleverser le milieu de l’automobile et de l’énergie de manière plus profonde que toute autre avancée technologique depuis le dernier siècle. C’est ainsi que de Détroit à Tokyo en passant par Berlin les travailleurs de l’automobile craignent généralement l’arrivée des véhicules électriques.
Je me rappelle très bien de cet échange que j’avais eu en 2010 avec des employés de l’usine de GM à Hamtramck au Michigan. C’était le site d’assemblage de la Chevrolet Volt et les employés étaient parfaitement conscients que l’arrivée de cette voiture pouvait prolonger leur carrière. 3 emplois sur 4 dans l’automobile avait disparu en 30 ans au Michigan et ils savaient donc très bien ce que représentait cette voiture pour leur emploi. Je me suis d’ailleurs souvent dit qu’un des facteurs non négligeables de la qualité de cette voiture résidait dans la fierté de ceux et celles qui les avaient construites. Détroit vivait alors la pire crise de son histoire.
3 ans plus tard, cette ville qui fut au début des années 60 la plus prospère des États-Unis, faisait faillite, la pire faillite municipale de l’histoire de ce pays. (1)
9 ans plus tard, la Chevrolet Volt n’est plus produite… et l’usine de Hamtramck fermera ses portes en janvier 2020. (2)
La voiture électrique : “le vrai risque”
Depuis plus de 3 semaines, des dizaines de milliers d’employés de GM sont en grève aux États-Unis. Les 2 parties ne s’entendent pas sur toute une série de sujets… dont celui de l’arrivée des véhicules électriques. En effet, pour Jennifer Kelly, la directrice de recherche du syndicat UAW (United Auto Workers), les véhicules électriques constituent “le vrai risque” pour les travailleurs du secteur de l’automobile traditionnelle. (3)
Qui plus est, alors que la majorité des constructeurs automobiles fabriquent leur propres moteurs à combustion interne localement, la plupart des batteries et moteurs de véhicules électriques ne sont pas fabriqués aux États-Unis, mais plutôt en Asie, soit au Japon, en Corée du Sud ou en Chine. Tesla, Nissan et Chevrolet ont bien des installations aux États-Unis, mais ça ne représente qu’une petite fraction de l’industrie.
La même crainte outre-mer : le Japon
L’an dernier, un article du New York Times (4) intitulé “As electric cars prospects brighten, Japan fears being left behind” témoignait de la même crainte au pays du soleil levant. En effet, le secteur de l’automobile représente un emploi sur 10 au Japon, 1/5e des exportations et plus de profit que toute autre industrie de ce pays. Alors que le Japon était jadis considéré comme LE leader de l’innovation mondiale, ce pays a manqué le virage numérique il y a quelques années, l’innovation venant plutôt de Silicone Valley… pendant que la production se déplaçait vers la Chine. Plusieurs marques japonaises connues et reconnues telles que Sharp, Toshiba ou Sanyo sont aujourd’hui soit disparues, soit presque tombées dans l’oubli.
Sachant cela, l’industrie automobile japonaise, le gouvernement japonais et les travailleurs nippons craignent donc que l’arrivée des véhicules électriques représente une autre transition manquée.
Plusieurs constructeurs nippons semblant danser le tango dans leur transition vers les véhicules électriques, il y a effectivement de quoi se poser des questions quant à l’importance que ceux-ci auront dans 10 ans sur le marché mondial.
Mais les travailleurs doivent aussi composer avec un autre facteur: l’automatisation croissante des chaines d’assemblage. En effet, la pénurie de main-d’oeuvre que nous vivons au Canada est ressentie avec encore plus de force au Japon. C’est pourquoi de plus en plus d’entreprises japonaises automatisent leur chaines. Donc, le nombre d’emplois disponibles dans le secteur automobile sera appelé à diminuer, véhicules électriques ou non.
Cela dit, tout ne peut pas reposer sur des robots, comme l’a découvert Elon Musk l’an dernier. Lors d’une entrevue accordée à CBS, il avouait même que: “Yes, excessive automation at Tesla was a mistake. To be precise, my mistake. Humans are underrated,” (Oui, l’automatisation excessive a été une erreur. Pour être précis, mon erreur. Les humains sont sous-estimés) (5)
Crainte outre-mer : l’Allemagne
De leur côté, les travailleurs allemands de l’automobile craignent autant sinon encore plus que les travailleurs japonais la transition vers les véhicules électriques. Rappelons que l’industrie automobile allemande emploie environ 870 000 personnes sur 83 millions d’habitants.
Il y a ainsi 2 fois plus de travailleurs dans l’industrie automobile allemande que de travailleurs dans l’industrie automobile américaine. Les États-Unis comptant plus de 320 millions d’habitants, on peut donc dire que l’industrie automobile allemande est 8 fois plus importante per capita que l’industrie automobile américaine.
D’où l’importance vitale de cette industrie pour le peuple allemand, aussi bien du point de vue des emplois que des revenus…ou de la fierté. Or, une étude commandée par les constructeurs automobiles allemands et le syndicat IG Metall Labor publiée l’an dernier révélait que de 75 000 à 100 000 emplois pourraient être à risque d’ici 2030… à cause du virage vers les véhicules électrique. (6)
Or, eux aussi se demandent si leur pays n’est pas en train de rater la transition de l’électrification des transports.
Dans un article publié le 15 août 2019 dans le Wall Street Journal intitulé “Rise of electric cars threatens to drain german growth”, Nicole Hoffmeister-Kraut, la ministre de l’économie de l’état de Baden-Württemberg a dit au Wall Street Journal que “Nous sommes très préoccupés. La compétition avec les États-Unis et la Chine devient de plus en plus rude. Notre but est de garder la production et les emplois à Baden-Württemberg.” (7)
Selon Roman Zitzelsberger, dirigeant du chapitre d’état du syndicat IG Metall trade union, ” Trop peu de fournisseurs automobiles se préparent aux vastes changements qui viendront avec le virage vers les véhicules électriques. Et la pire des catastrophes serait que l’industrie s’endorme au volant. Il est crucial pour les emplois que des compagnies telles que Daimler fasse une poussée massive dans cette technologie et construisent leurs véhicules localement.”
Après Kodak, Polaroid, Blackberry…
Qu’on soit au Canada, aux États-Unis, au Japon, en Allemagne ou ailleurs dans le monde, le virage vers les véhicules légers et lourds électriques bouleversera 2 pans importants de l’économie mondiale: les transports et l’énergie.
Après de nombreuses années à en parler à des travailleurs de ces 2 secteurs, je suis heureux de constater que de plus en plus d’entre eux réalisent que ce virage est à nos portes, qu’il est irréversible et qu’ils ont tout avantage à embarquer dans le train … électrique. Après la disparition du géant Kodak ou d’entreprises connues et reconnues telles Polaroid et Blockbuster, les gouvernements, les entreprises et les travailleurs ont tout avantage à travailler main dans la main dans la planification de cette transition.
Et ce message vaut aussi pour les concessionnaires et les garages indépendants. La baisse des besoins d’entretien des véhicules électriques va affecter de manière très concrète leurs modèles d’affaire…
et leurs emplois.
Une transition vers des emplois durables (aussi bien en ce qui a trait à la qualité des emplois que de l’aspect écologique de ceux-ci) est tout à fait possible, mais seulement si les gouvernements, les entrepreneurs et les syndicats font preuve de vision et d’audace.
Sinon, un nombre toujours croissant d’entreprises canadiennes devront fermer leurs portes, ce qui entrainera des pertes d’emplois payants qui se compteront par dizaines de milliers.
Parlez-en aux travailleurs du pétrole et du gaz canadien qui ont perdu plus de 50 000 emplois depuis 2014 et qui persistent à croire que l’avenir de leurs emplois passera par plus d’exploitation pétrolière et de nouveaux pipelines… à cause des chants des sirènes de politiciens irresponsables. (8)
1: https://www.nytimes.com/2013/07/19/us/detroit-files-for-bankruptcy.html
2: https://www.freep.com/story/money/cars/general-motors/2019/02/22/gm-detroit-hamtramck-workers-impala-cadillac/2950160002/
3: https://www.nbcnews.com/business/autos/electric-vehicles-pose-real-risk-autoworkers-halving-number-people-required-n1060426
4: https://www.nytimes.com/2018/01/09/business/japan-electric-cars.html
5: https://twitter.com/elonmusk/status/984882630947753984
6: https://money.cnn.com/2018/06/05/news/economy/electric-cars-german-jobs/index.html
7: https://www.wsj.com/articles/rise-of-electric-cars-threatens-to-drain-german-growth-11565861401
8: https://www.fortmcmurraytoday.com/news/local-news/report-states-12500-direct-oil-and-gas-sector-jobs-could-be-lost-this-year