Le 24 avril 2015 a lieu à Montréal, dans le cadre des consultations pour la nouvelle politique énergétique québécoise, une Table d’experts hors série intitulée « Décarbonisation du transport routier ». Le titre est important car on n’y voit pas explicitement « Électrification des transports ». On veut mettre sur la table toutes les options pour réduire les GES liés au transport routier.
On sait que le gouvernement du Québec a déjà investi dans le gaz naturel comme carburant pour les camions lourds en 2011, via une subvention de 1 783 555 $ et des mesures fiscales à l’achat de camions au gaz naturel liquéfié, qui vont circuler sur la « Route bleue » (entre Québec et Toronto). Voir le communiqué de presse ici.
De plus, M. Claude Robert, président de Robert Transport, qui a pris l’engagement d’inclure 180 camions au gaz naturel liquéfié (GNL) dans leur flotte fait partie des experts de la Table d’experts du 24 avril, à Montréal (http://www.politiqueenergetique.gouv.qc.ca/themes/decarbonisation-transports/).
On peut donc s’attendre à ce que le GNL soit mis de l’avant comme une solution transitoire vers les énergies plus propres. Un argument important avancé pour justifier les investissements dans le GNL est la réduction de 25 % des gaz à effet de serre (GES) par rapport à un camion diesel.
Mais, malgré qu’il y ait bien une réduction des GES de 25 % liée à la combustion du gaz naturel dans le moteur, par rapport à un moteur diesel, cela ne tient pas compte du cycle de vie du gaz naturel. Le principal problème du gaz naturel sur le cycle de vie sont les fuites de méthane qui interviennent dans les champs en exploitation, dans le réseau de distribution et dans l’utilisation. Comme on le sait, 95 % du gaz naturel est constitué de méthane. Or le méthane est un gaz à effet de serre bien plus actif que le CO2. Pour les comparer, on parle du Pouvoir de Réchauffement Global (PRG). Voir à cet effet le rapport du GIEC intitulé « Climate Change 2013, The Physical Science Basis » qu’on peut télécharger ici. On y trouve une évaluation plus précise du Pouvoir de Réchauffement Global (PRG) du méthane, à la page 714, tableau 8,7.
Selon ce rapport, le PRG du méthane, lorsqu’on considère une période de 20 ans, est 86 fois plus élevé que celui du CO2, pour une même masse de gaz. Lorsqu’on a une fuite de 1 % du méthane, il y a 1 % des molécules qui se retrouvent dans l’atmosphère. Rappelons que le méthane est constitué d’un atome de carbone et de 4 atomes d’hydrogène. Lorsque le méthane est brulé, le carbone et l’hydrogène se dissocient pour former une molécule de CO2 et deux molécules d’eau. Puisque les molécules de méthane sont 2,75 fois plus légères que celles du CO2. Il faut donc diviser le PRG de 86 du méthane par ce facteur, ce qui donne 31. Par conséquent, 1 % de fuite de méthane se traduira en équivalent CO2 à 31 % des GES obtenus en brûlant le 99 % restant du méthane.
Maintenant, plusieurs études menées depuis 2012 ont démontré que les fuites de gaz naturel sont bien plus importantes qu’on pensait.
Un article publié dans la prestigieuse revue Nature (2 janvier 2013) et intitulé « Methane leaks erode green credentials of natural gas » fait état de fuites de méthane variant de 4 % à 9 % dans les champs où l’on extrait le gaz naturel, alors que les estimés de l’Environmental Protection Agency (EPA) pour les fuites totales de méthane aux États-Unis en 2009 étaient de 2,4 %. Voir :
http://www.nature.com/news/methane-leaks-erode-green-credentials-of-natural-gas-1.12123.
De plus, une autre étude, cette fois sur les fuites dans le réseau de distribution et l’utilisation du gaz naturel dans la région de Boston donne un pourcentage moyen de fuite de 2,7 %. Un article a été publié dans les « Proceedings of the National Academy of Sciences of USA » sur ces travaux. Voir : http://www.pnas.org/content/112/7/1941.full.pdf+html.
Si on résume, ça nous donnerait des fuites totales de gaz naturel variant entre 6 % et 11 % au lieu de 2,4 % comme le pensait l’EPA. Même en ne considérant que 3,3 % de fuites de méthane, c’est pire que le pétrole. En effet, 3,3 % x 31 donne 100 % de GES dus aux fuites. Autrement dit des fuites de méthane de 3,3 % donnent autant de GES que la combustion du 96,7 % de gaz naturel qui n’a pas fui. Des fuites de 3,3 % de méthane doublent donc les GES sur le cycle de vie, en considérant une période de 20 ans après les fuites.
Alors, lorsqu’on dit qu’on n’émet que 75 % des GES avec un camion au GNL (lors de la combustion dans le moteur) par rapport à un camion diesel, si on double le 75% émis, on obtient sur le cycle de vie 150 % de GES, soit 50 % de plus qu’un camion diesel. Pour être précis, il faut également tenir compte du cycle de vie du carburant diesel. Il est généralement admis, que pour du pétrole conventionnel, il faut ajouter environ 15 % de GES pour comptabiliser les GES dus à l’extraction, au raffinage et au transport. Les camions au gaz naturel émettraient donc 35 % plus de GES que les camions diesel sur le cycle de vie, lorsqu’on considère des fuites de méthane limitées à 3,3 % et une période de 20 ans.
Il en résulte que le gaz naturel n’a aucun intérêt pour réduire les GES, au contraire, c’est pire que le diesel.
Et on ne parle même pas de tous les problèmes potentiels de pollution des nappes phréatiques et de l’air dus, entre autres, aux liquides toxiques utilisés pour la fracturation hydraulique (40 % du gaz naturel en Amérique du Nord est du gaz de schistes, produit par fracturation hydraulique).
La seule façon de justifier des camions au GNL serait que le GNL soit en fait du biométhane liquéfié (BML) car celui-ci, dont la composition est similaire au gaz naturel, est produit par la fermentation anaérobique des déchets organiques, ce qui diminue les GES jusqu’à 90 % par rapport au diesel, car les déchets enfouis émettraient du méthane qui irait dans l’atmosphère. Le biogaz produit par fermentation est ensuite traité pour diminuer son contenu en CO2 et éliminer certaines traces d’autres gaz, ce qui produit le biométhane. La ville de St-Hyacinthe constitue un bel exemple pour la valorisation des déchets en biométhane. Les principales données de leur Centre de valorisation sont résumées sur la figure ci-dessous (une de mes diapos).
Il faudrait donc limiter les véhicules fonctionnant au gaz naturel au Québec de manière à ce que leur consommation soit égale ou inférieure à la quantité de biométhane produite au Québec.
Pour donner une idée de ce que cela représente, il faut savoir que le kilométrage annuel typique d’un camion lourd est d’environ 80 000 km, avec une consommation de diesel de l’ordre de 35 litres/100 km. Un camion lourd consomme donc annuellement approximativement 28 000 litres de diesel en moyenne. Maintenant le 13 millions de mètre cube de biométhane produits par le complexe de biométhanisation de St-Hyacinthe équivaut en énergie à 13,8 millions de litres de diesel (1 m3 de gaz nat. = 38,2 MJ, 1 litre de diesel = 35,8 MJ). Ainsi, avec le biométhane produit à St-Hyacinthe, on pourrait approvisionner 500 camions lourds. Or il y a environ 70 000 camions lourds immatriculés au Québec.
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