Pratiquement toutes les batteries Li-ion commerciales d’aujourd’hui utilisent des anodes de graphite (forme de carbone) pour emmagasiner les ions lithium lors de la recharge. Toutefois, on sait que le silicium peut accepter 10 fois plus d’ions lithium dans l’anode, ce qui permettrait d’alléger de façon importante les batteries. Le problème c’est que les grains de silicium gonflent de près de 4 fois leur volume lorsqu’on les remplit de lithium, ce qui n’est pas les cas du graphite. Le silicium se dégonfle ensuite lors de la décharge. Les nombreux cycles de gonflement-dégonflement détériorent l’anode et écourtent la vie de la batterie à quelques centaines de cycles de recharge, ce qui rend ce type de batterie inutilisable pour de nombreuses applications, dont les véhicules électriques.
Mais, plusieurs groupes de recherche universitaires et corporatifs ont travaillé fort pour pallier ce problème. Heureusement, quelques-uns ont réussi. Dans cet article, je vous présente les résultats de quelques compagnies, qui préparent une révolution.
Group14
Group14 est une compagnie fondée en 2015, avec son siège social à Moses Lake près de Seattle dans l’État de Washington. Le chiffre 14 dans son nom fait allusion au numéro atomique du silicium (14 protons dans son noyau). Ils ont réussi à contrecarrer la dégradation rapide d’une anode contenant beaucoup de silicium en emprisonnant les minuscules corpuscules de silicium dans des grains poreux de carbone dur. Ils arrivent à produire une poudre de cet alliage bien spécial qu’ils appellent SCC55™ (pour Silicon Carbon Composite). Deux procédés simples brevetés sont requis pour la produire, aux dires de Group14.
Ce qui est particulièrement intéressant avec cette poudre c’est qu’on peut la substituer à la poudre de graphite utilisée pour la fabrication des cellules Li-ion traditionnelles, sans rien changer aux procédés de fabrication. On peut même la mélanger à la poudre de graphite dans la proportion qu’on veut. C’est donc très facile pour un fabricant de mettre à niveau ses batteries avec une anode contenant beaucoup de silicium et des performances améliorées.
Voici trois citations de la page «Technology» de leur site Internet (traduction DeepL):
«Entièrement compatible avec le graphite, le SCC55™ augmente la densité énergétique de 30 % sur 1 000 cycles, même avec un mélange de 20 %.
«SCC55™ ne nécessite aucune dépense d’investissement pour la mise à niveau des équipements des installations de fabrication de batteries actuelles, ce qui permet de passer outre les années de longs délais d’exécution typiques de l’adoption de nouvelles technologies. Il en résulte une accélération radicale de l’évaluation à la mise en œuvre complète, permettant de mettre sur le marché des batteries au lithium-silicium en 2023.»
«Avec les meilleures performances du marché quel que soit le taux de mélange, le SCC55™ s’est avéré être un substitut complet du graphite, permettant une augmentation incroyable de 50 % de la densité énergétique par rapport aux meilleures batteries lithium-ion conventionnelles d’aujourd’hui.»
D’après les graphiques de l’évolution de la densité d’énergie en fonction du nombre de cycles de recharge présentés à côté de ces citations, sur le site, et en tenant compte que la durée de vie est estimée au moment où la batterie a perdu 20% de sa capacité (comme d’habitude), voici ce qu’on peut en conclure sur les performances des batteries avec une anode contenant du SCC55™ de Group14.
Avec un mélange de 20% de SCC55™ et 80% de graphite, on obtient une augmentation de la densité d’énergie de la batterie pouvant aller jusqu’à 30% par rapport à sa version avec 100% de graphite à l’anode. La durée de vie serait alors près de 2000 cycles de recharges profondes. Avec une anode utilisant 100% de SCC55™ et pas de graphite, la densité d’énergie peut augmenter de 50%, mais alors la durée de vie serait autour de 700 cycles de recharges. Farasis qui a fabriqué et testé des batteries avec le SCC55™ déclarait en 2021« Dans les cellules construites et testées par Farasis utilisant le matériau anodique silicium-carbone SCC55™, produit phare de Group14, l’entreprise a obtenu une augmentation de la densité énergétique qui leur permettrait d’atteindre 330 Wh/kg dans des cellules automobiles typiques avec plus de 1000 cycles de charge-décharge».
Pour fixer les idées sur 700 cycles, disons qu’on a une batterie de 600 km d’autonomie et qu’on remet en moyenne 500 km à chaque recharge. Avec 700 recharges, on peut atteindre un kilométrage de 350 000 km, ce qui est tout à fait convenable pour beaucoup de gens. Surtout que la batterie est encore fonctionnelle, c’est juste que son autonomie serait rendue à 480 km au lieu de 600 km.
Par ailleurs, la technologie de Group14 permet des recharges d’un véhicule électrique en 10 minutes.
C’est une véritable révolution qui est à nos portes puisque Group14 a construit une usine pilote près de Seattle dans l’État de Washington, une usine commerciale en Corée du Sud, en partenariat avec SK Materials, qui devrait entrer en production bientôt et fournir 2 000 tonnes de SCC55™ par année. Cette usine modulaire va ensuite être copiée-collée partout dans le monde en multipliant le nombre de modules selon les besoins, chaque module pouvant produire 2 000 tonnes de matériau d’anode par année. D’ailleurs, deux modules sont présentement en construction aux États-Unis, près de la première usine pilote de Group14, et il est prévu qu’il y en ait six modules à plein régime. La production devrait débuter en 2024.
Future usine de Group14, près de Seattle dans l’État de Washington, comportant six modules pouvant produire chacun 2 000 tonnes de matériaux d’anode au silicium par année, pour un total de 12 000 tonnes annuellement. Les deux premiers modules devraient commencer la production en 2024. Source : Group14.
Porsche qui a beaucoup investi dans Group14, devrait être parmi les premiers utilisateurs de SCC55™, en principe d’ici 2025.
Sila
La compagnie Sila a été fondée en 2011 et son siège social est à Alameda en Californie, où ils ont une installation de recherche et de production pilote. Sila prévoit ouvrir une usine à Moses Lake près de Seattle dans l’État de Washington, eux aussi, dans un bâtiment existant et vont y commencer la production en 2024, avec une capacité de production initiale de 10 GWh par année. La compagnie est confiante que leur technologie va être installée dans les batteries de centaines de milliers de véhicules électriques en 2026, et prévoit monter la production à 150 GWh en 2028.
Comme Group14, ils ont développé un nano-composite incluant le silicium dans un matériau matrice avec lequel ils font une fine poudre. Celle-ci peut simplement remplacer la poudre de graphite utilisées pour l’anode dans la fabrication des batteries Li-ion traditionnelles, sans rien changer aux procédés de production. C’est également une technologie «drop-in».
Pour en arriver à leur produit actuel, ils mentionnent qu’il leur a fallu 70 000 itérations du produit! Ils ont plus de 200 brevets à leur actif.
Sila annonce un gain de 20% dans la densité d’énergie d’une batterie en utilisant sa poudre au silicium au lieu du graphite, en maintenant une durée de vie de 1100 cycles de recharge profonde. Ils ont nommé ce produit Titan Silicon™. Ils annoncent également un temps de recharge inférieur à 20 minutes. Sila est confiante de pouvoir atteindre 40% de gain en densité d’énergie dans leur prochaine génération du produit, de même que des temps de recharge inférieurs à 10 minutes. Dans un communiqué de Presse sur le site de Sila, on apprend que Mercedes Benz, un bon investisseur (ainsi que BMW), va utiliser la technologie Titan SiliconTM de Sila dans ses véhicules électriques de classe G, en 2025.
Mercedes Benz va utiliser la technologie de Sila dans ses véhicules de classe G en 2025. Source : Mercedes Benz.
Enevate
La compagnie Enevate a été fondée en 2005 en Californie et a constamment développé sa technologie d’anode à dominance en silicium (>70%) grâce à des investissements de sociétés à capital de risque en 2008. Enevate a levé d’autres fonds depuis et compte présentement comme investisseurs Renault-Nissan-Mitsubishi, LG Chem et Samsung venture investment entre autres.
Enevate vend des licences d’utilisation de leur technologie et effectue du transfert technologique pour aider les fabricants à commercialiser des cellules Li-ion avec leur anode en silicium. Les procédés de fabrication sont compatibles avec ceux qu’on retrouve dans les giga-usines, d’un rouleau à l’autre, et peuvent donc être implantés à grande échelle et à bas coût. Leur anode en silicium peut être jumelée avec des cathodes à haute teneur en nickel (NCA, NMC). Je n’ai rien trouvé encore sur la possibilité d’utiliser leur anode dans des batteries LFP.
Le président de la compagnie explique leur approche en disant qu’ils réussissent à atténuer beaucoup les dégradations de l’anode dues au gonflement-dégonflement du silicium en incluant les grains de silicium dans une matrice rigide poreuse, un peu comme des ballons gonflables dans du béton. C’est la même approche que Group14 et Sila. Les batteries utilisant leur anode à dominance en silicium (>70%) seraient capables d’atteindre une durée de vie de 1 000 cycles de recharge selon un article de Inside EV datant du 15 janvier 2020.
Les principaux avantages de leur technologie d’anode, selon leur site Internet, sont :
- Une augmentation de la densité d’énergie d’environ 30%
- Une recharge très rapide à 75% en 5 à 10 minutes
- Des performances aux basses températures 2X meilleures
- Des batteries plus sécuritaires sans placage de lithium
- Une réduction des émissions de CO2 dues à la batterie de 20% à 25%
Ils assurent qu’avec de grandes cellules ils peuvent atteindre :
- Une densité massique d’énergie de 350 Wh/kg
- Une densité volumique d’énergie de 1 000 Wh/L
Enevate a fait un partenariat avec le fabriquant de motos Lightning pour offrir une option à recharge rapide à leur moto Strike (photo ci-dessous). Selon leur communiqué de Presse du 31 octobre 2022, en moins de 10 minutes on peut redonner 215 km d’autonomie à la moto sur une borne publique rapide de 350 kW!
Moto Strike de la compagnie Lightning. Source : Lightning.
Enevate a également établi un partenariat avec la compagnie coréenne JR Energy solution pour construire une usine de fabrication d’électrodes de batteries Li-ion aux États-Unis, selon leur communiqué de Presse du 24 juillet 2023. L’endroit n’est pas encore décidé, mais la capacité de l’usine devrait pouvoir produire 6 GWh de cathodes et anodes.
Amprius
La compagnie Amprius a été fondée en 2008 en Californie. Ils ont développé une anode entièrement en silicium. Leur laboratoire de recherche et leur installation pilote de production sont à Fremont en Californie, près de l’usine de Tesla. Ils prévoient s’installer dans un bâtiment loué au Colorado où ils devraient commencer à produire 0,5 GWh de batteries en 2025 avec possibilité d’aller jusqu’à 5 GWh graduellement. Ils peuvent produire des batteries Li-ion deux fois plus légères et petites que les batteries usuelles (NMC, NCA) utilisées aujourd’hui!
Un exemple d’application particulièrement intéressant qui exploite leur technologie est le drone solaire stratosphérique de AALTO, une filiale de Airbus. Ce drone est capable de rester en vol à 21 km d’altitude pendant plus de deux mois et être relayé par un autre, pour assurer un service ininterrompu. Cette plateforme de haute altitude peu servir à la communication et couvrir 7 500 km2, ce qui demanderait 250 tours au sol, ou faire de la reconnaissance aérienne avec des images de haute résolutions. C’est pour ainsi dire un pseudo satellite (photo ci-dessous).
Drone solaire de AALTO appelé HAPS (High Altitude Platform Station). Source : AALTO.
Pour empêcher la dégradation de leurs anodes à 100% en silicium, Amprius fait croître des nanofilaments en silicium verticalement à une mince feuille de cuivre qui sert de collecteur de courant, et dépose ensuite du silicium amorphe sur cette «forêt» de nanofilaments. Il en résulte amplement d’espace dans la «forêt» pour permettre aux «arbres» de silicium de gonfler-dégonfler sans produire de stress indus (photo ci-dessous].
Vue en coupe au microscope électronique d’un mince feuillet de cuivre recouvert de chaque côté de nanofilaments en silicium eux-mêmes revêtus d’une couche de silicium amorphe, constituant une anode typique de Amprius. Source : Amprius.
Pour plus de détails sur l’installation pilote de production, voir la vidéo YouTube de la visite de Sandy Munro en 2023 chez Amprius, intitulée «Nobody Has Anything Like This : Amprius Factory Tour». On y constate que le procédé de fabrication d’Amprius n’est pas compatible avec les équipements des usines de batteries d’aujourd’hui. On peut donc s’attendre à un coût supérieur des batteries incluant les anodes Amprius.
Sur le site de Amprius, sous l’onglet «Products», on retrouve un tableau qui résume les performances de batteries avec leur anode en silicium comparées avec des batteries ayant des anodes en graphite. Les cathodes sont celles des chimies NCA et NMC. Voici une reproduction francisée partielle de ce tableau.
Bien que ces performances chiffrées nous indiques que des «batteries Amprius» puissent avoir une très haute densité massique et volumique d’énergie, un temps de recharge très court et une bonne performance aux basses températures, il est désolant qu’on ne puisse consulter une feuille de spécifications plus précise. Les performances sont données dans une fourchette de valeurs et on ne connait pas dans quelles conditions les valeurs maximales sont valides. Par exemple, est-ce qu’une cellule ayant la plus grande densité massique d’énergie de 500 Wh/kg peut durer 1200 cycles en étant rechargée de 0 à 80% en 6 minutes? Ou a-t-elle une durée de vie de 200 cycles de recharge? On ne le sait pas et ça change tout.
Mais, même si la durée de vie n’est pas de 1 000 cycles de recharge, Amprius a une plus haute densité d’énergie que ses concurrents. Ces derniers peuvent donner à des batteries des densité d’énergie autour de 350 Wh/kg contre 500 Wh/kg pour Amprius. Ceci lui assure un avantage pour les véhicules aériens ou les satellites en particulier ou encore les équipements transportés par les militaires sur leur dos. Ces utilisateurs sont prêts à payer plus cher, car le poids est un gros handicaps pour eux.
Conclusion
Même si on n’entend pas souvent parler des compagnies que nous avons examinées dans cet article, qui travaillent pour commercialiser des batteries Li-ion avec des anodes comportant beaucoup de silicium, ces compagnies nous préparent une véritable révolution! Concernant les compagnies Group14, Sila et Enevate on parle d’augmenter la densité d’énergie des batteries de 25% à 50% c’est énorme! Cela correspond à diminuer leur masse de 20% à 33% pour un même nombre de kWh. Pour Amprius, on parle d’une augmentation de la densité d’énergie de 100% et donc une diminution de la masse des batteries de 50%!
Nous avons vu que les matériaux d’anode de Group14, Sila et Enevate sont entièrement compatibles avec les procédés de fabrication traditionnels des batteries Li-ion. Aucune transformation des usines n’est requise. De ce fait, leurs technologies d’anode vont contribuer à faire chuter le prix du kWh des batteries, car on a besoin de moins de matière pour faire la même chose. Même si les batteries Amprius sont plus chères parce qu’on doit changer une bonne partie des procédés de fabrications, elles vont certainement trouver preneur pour les véhicules aériens ou terrestres haut de gamme ou encore les applications militaires et spatiales.
Cette révolution risque de se produire assez rapidement, en trois à cinq années, puisque les nouveaux matériaux d’anodes sont entièrement compatibles avec les procédés de fabrication des batteries traditionnelles et qu’aucun investissement en équipement n’est requis ni de long délais pour transformer les usines. Il suffit d’acheter les matériaux d’anode prêts à être utilisés ou payer une licence pour les fabriquer soi-même. Et, déjà plusieurs usines sont en construction pour fabriquer les matériaux d’anode au silicium.
Le bonus qui vient avec ces futures (proches) batteries Li-silicium c’est qu’on va pouvoir les recharger en 10 minutes et qu’elles peuvent fournir plus de puissance.
Sans compter qu’on s’affranchit également d’importation de graphite de la Chine qui domine le marché. On a tout intérêt à avoir des chaines d’approvisionnement locales pour les matériaux critiques afin d’éviter les tensions géopolitiques qui surviennent trop souvent malheureusement.