(Ce texte est cosigné par Pierre Langlois et Daniel Breton)
Le 5 juin 2018, les auteurs de ce texte témoignaient à l’Assemblée nationale, en commission parlementaire, afin de présenter un mémoire sur le projet de loi 184 visant à favoriser l’établissement d’un service public de recharge rapide pour les véhicules électriques.
Contexte
Il est important de rappeler que cette loi a été adoptée à la toute dernière minute en fin de mandat par le gouvernement sortant et que si nous nous sommes retrouvés dans cette situation, c’est justement parce que ce même gouvernement a laissé traîner pendant les dernières années une situation que tous ceux et celles qui oeuvrent dans le domaine dénonçaient depuis un moment déjà, soit le manque de plus en plus criant de Bornes de Recharge à Courant Continu (BRCC) sur les routes du Québec par rapport au nombre toujours croissant de voitures électriques.
Ce problème trouvait son origine dans le modèle d’affaire du Circuit Électrique qui l’obligeait à trouver des partenaires, ce qui nuisait au déploiement des dites BRCC ainsi qu’à son déploiement géographique optimal.
Bref, le Circuit Électrique se retrouvait devant un cul-de-sac.
Cette loi enlève donc l’obligation pour Hydro-Québec de trouver des partenaires financiers pour le déploiement des bornes et permet à la société d’État de financer de nouvelles bornes à même les profits de la vente d’électricité issue de la recharge des véhicules électriques.
La question du ratio « Véhicule électrique par BRCC »
Le point crucial qu’il reste à établir est le nombre de BRCC qu’on devra déployer d’ici les dix prochaines années. Nous tenons donc à revenir sur la question du ratio de véhicules électriques par BRCC car nous considérons que ce sujet n’a pas été traité avec toute la rigueur requise par le gouvernement lors des discussions en commission parlementaire.
Lors de la commission parlementaire sur le projet de loi 184, Madame France Lampron, responsable du Circuit électrique à Hydro-Québec, préconisait un ratio de 250 véhicules 100% électriques (VÉB) par BRCC en 2028 ou, de façon plus succincte 250 VÉB/BRCC,en excluant les bornes Tesla.1 Toujours selon Madame Lampron, en comptant de la sorte, on dénombrait 117 VÉB/BRCC au Québec à la fin mai 2018.
L’objectif visé par Hydro-Québec est donc d’avoir 2 fois moins de BRCC au prorata du nombre de VÉB en 2028… et même moins.
Rappelons qu’Hydro-Québec prévoit installer jusqu’à 1 600 BRCC supplémentaires d’ici 2028.
Considérant le fait que :
– Le ratio visé par le Circuit Électrique est de 250 VÉB/BRCC en 2028
– L’objectif pour le Québec est d’atteindre environ 300 000 véhicules rechargeables (VÉB + VHR) en 2026. Nous estimons donc qu’environ 400 000 véhicules rechargeables circuleront sur les routes du Québec en 2028;
– Contrairement aux projections d’Hydro-Québec qui prédisent un pourcentage de 80% de VÉB en 2028, les projections du MDDELCC prévoient environ 56% de VÉB2 en 2025 en vertu du règlement actuel de la Loi Zéro Émission, ce qui équivaudrait à environ 240 000 véhicules 100% électriques (VÉB) en 2028 grâce à une lente évolution dans la proportion VÉB/VHR au fil des prochaines années qui tend vers environ 60% de VÉB en 2028:
60% de 400 000 véhicules rechargeables = 240 000 VÉB en 2028
Ainsi, le Circuit Électrique visant à terme 250 VÉB/BRCC en 2028, ceux-ci devraient donc, selon leur propre logique, n’installer qu’environ 1000 BRCC d’ici 2028 (pour les 240 000 VÉB) plutôt que les 1 700 BRCC tel qu’ils l’ont annoncé en commission parlementaire.
Il est par ailleurs important de souligner que la loi 184 ne précise aucune obligation ou objectif quant aux nombres de BRCC à installer ou le ratio VÉB/BRCC nécessaire, cela relevant au final de la Régie de l’Énergie.
Ce qui se fait ailleurs
Voyons donc ce qu’il en est dans d’autres pays. Pour effectuer cette comparaison, Il est normal de ne considérer que les VÉB pour les bornes de recharge rapide puisque les véhicules hybrides rechargeables (VHR) ne les utilisent pas, pour le moment, sauf le Outlander PHEV de Mitsubishi. Et si on veut comparer différents pays entre eux, ça ne ferait pas de sens d’utiliser le nombre total de véhicules rechargeables (VÉB + VHR), puisque les proportions de VÉB et de VHR sont très différentes d’un pays à l’autre. C’est ce que nous montre le graphique suivant, que nous avons réalisé en utilisant les données statistiques de l’Agence internationale de l’énergie (IEA), plus particulièrement l’Annexe de leur document récent, Global EV Outlook 2018, qu’on peut télécharger ici www.iea.org/gevo2018/.
Ce document de l’IEA est une source précieuse de données statistiques sur l’évolution historique des véhicules électriques et des infrastructures de recharge. On y donne le nombre de bornes de recharge rapide pour les principaux pays industrialisés (incluant les bornes Tesla) ainsi que le nombre de VÉB et le nombre total de VÉ (VHR + VÉB) pour la fin des dernières années. En utilisant les données du Global EV Outlook 2018et les données de l’European Alternative Fuel Observatory(EAFO, www.eafo.eu), nous avons réalisé le graphique suivant.
De manière à pouvoir comparer avec le Québec, Il faut savoir qu’il y avait 29 105 véhicules rechargeables, dont 12 769 VÉB immatriculés au Québec au 31 mai 2018 selon le Circuit Électrique, et environ 220 BRCC, incluant celles du Circuit électrique, les superchargeurs de Tesla (98 au 3 juin 2018, selon supercharge.info) et les BRCC du circuit Flo, plus quelques BRCC privées. Nous retrouvons donc à l’heure actuelle au Québec un ratio de 58 VÉB/BRCC, lorsqu’on inclut toutes les BRCC (Tesla, CHAdeMO, CCS), comme sur le graphique illustrant le nombre de VÉB par BRCC pour différents pays
(Source: Le Circuit Électrique)
Maintenant, revenons à ce graphique pour le ratio dans différents pays. On y constate que la Corée, la Chine et le Japon sont dans le peloton de tête avec un ratio de 10 à 15 VÉB/BRCC. Le Canada, le Royaume-Uni et l’Allemagne sont au milieu avec un ratio entre 35 et 40 VÉB/BRCC. Les Pays-Bas, les États-Unis et la France suivent avec un ratio entre 50 et 80 VÉB/BRCC et la Norvège est à 96 VÉB/BRCC.
Un fait à remarquer : nous venons de voir que le Québec a actuellement un ratio de 58 VÉB/BRCC, alors que sur le graphique on voit que le Canada en était à 35 VÉB/BRCC à la fin 2017. Cette disparité entre le Québec et le Canada est sans doute due au modèle d’affaire périmé du Circuit électrique qui exigeait que ce dernier trouve un partenaire pour financer les bornes, ce qui a ralenti le déploiement récent des BRCC.
Il est par ailleurs extrêmement important de souligner le fait que le Québec est un territoire beaucoup plus froid que des pays européens tels que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ce qui diminue l’autonomie des VÉB ici et nécessite de recharger plus souvent, donc d’avoir plus de BRCC, ou un ratio plus bas de VÉB/BRCC.
Sans compter que, dans le dernier graphique, nous n’avons pas inclus les bornes de recharge rapide en courant alternatif triphasé qu’on retrouve uniquement en Europe pour le moment. Ces bornes rapides de type 2 ont une puissance entre 22 kW et 43 kW (Renault), ce qui est très près du 50 kW des BRCC en courant continu, du moins pour la version 43 kW. Cela veut donc dire qu’en pratique le ratio de VÉB/BRCC des pays européens présenté dans le dernier graphique, est une valeur supérieure conservatrice, surtout que les bornes rapides à courant alternatif constituent une portion importante de l’ensemble des bornes rapides, comme l’indique notre graphique ci-dessous, et que nous les avons exclues pour le graphique plus haut.
Il y a un autre point important qu’on se doit de faire ressortir. Le Québec a les 4 as dans son jeu en ce qui concerne l’électrification des transports :
1 – notre électricité est propre et renouvelable à 99,5 %,
2 – notre électricité est abondante (3 fois plus par habitant que les Français),
3 – notre électricité est bon marché,
4 – on améliore notre économie en n’achetant plus de pétrole à l’étranger.
Il n’y a donc aucune raison pour qu’on ne soit pas un leader mondial en électrification des transports tout comme pour notre infrastructure de recharge rapide.
Pour être de véritables leaders en infrastructures de recharge, nous recommandons que le Québec vise plutôt un ratio de 25 VÉB/BRCC, (incluant les Superchargers Tesla), ce qui représente légèrement plus du double de bornes par VÉB qu’on en a aujourd’hui au Québec et nous situera dans la moyenne supérieure de pays tels que l’Allemagne ou l’Angleterre qui ont des climats moins froids et auraient un ratio autour de 30 si on avait compté les bornes de recharge en courant alternatif triphasé de 43 kW (voir la note à la fin).
Compte tenu que le nombre total de VÉ au Québec est présentement constitué d’environ 50 % de VÉB et 50 % de VHR, un ratio de 25 VÉB/BRCC = 50 VÉ/BRCC ou 2 000 BRCC pour 100 000 VÉ en 2020, donc 2%, ce qui était le nombre exigé dans la pétition soumise à l’Assemblée nationale par l’AVÉQ en mars 2018.
À l’horizon 2028, si on a, pour chaque 100 BRCC du Circuit électrique 90 superchargeurs Tesla, comme aujourd’hui, et 10 BRCC Flo ou autre, cela équivaudrait à environ 4 800 BRCC du Circuit Électrique pour 240 000 VÉB, et plus de 4 800 s’il y a moins de superchargeurs.
Nous considérons par ailleurs que le Fonds Vert doit être utilisé pour financer dès maintenant le rattrapage que doit effectuer le Circuit Électrique pour l’installation à court terme de BRCC.
Vers 2023, on pourra réévaluer la situation en fonction de l’avancement de la technologie, mais à la lumière des données internationales, un ratio supérieur à 50 VÉB/BRCC est insuffisant et donc le ratio de 250 VÉB/BRCC tel que proposé par le Circuit électrique d’Hydro-Québec, qui reviendrait à environ 125 VÉB/BRCC en incluant les autres BRCC que celles du Circuit électrique, témoigne d’une vision beaucoup trop timide qui va nous nous maintenir dans le peloton de queue des pays industrialisés, au lieu d’affirmer le leadership légitime que nous devrions avoir.
Il est intéressant de mettre en perspective notre proposition avec une étude de la firme conseil internationale SIA Partners, intitulée «Roadmap Towards Public Charging Infrastructure in Europe», publiée en novembre 2017 (voir http://energy.sia-partners.com/20171113/roadmap-towards-public-charging-infrastructure-europe). En projetant qu’il y ait 8 500 000 VÉ au total en 2030 en Europe (environ 5 100 000 VÉB, avec une proportion de 60 %), ils entrevoient la nécessité d’implanter 135 000 BRCC (15 % de 900 000 bornes de recharge rapides et lentes).
Cela correspond donc à un ratio de 38 VÉB/BRCC en moyenne pour l’Europe, en 2030.
À la lumière de toutes les données et analyses que nous avons compilées, il est impensable de viser un ratio inférieur à ce qu’on a déjà aujourd’hui, sachant qu’il y a souvent des files d’attentes pour la recharge et que le territoire est loin d’être couvert complètement. Le Québec affirme vouloir être un leader en électrification des transports, mais semble vouloir se contenter de trainer de la patte. Nous considérons donc la proposition de ratio de 250 VÉB/BRCC du gouvernement du Québec et d’Hydro-Québec tout simplement inacceptable.
Si on veut réellement être des leaders en électrification des transports,
il faut que nos actions soient à la mesure de nos paroles
Note sur les calculs conduisant à nos graphiques
Le document Global EV Outlook 2018de l’Agence internationale de l’Énergie (IEA) (www.iea.org/gevo2018/), que nous avons utilisé (annexe statistique), donne le nombre de bornes de recharge rapide par pays en incluant les bornes à courant alternatif (CA) triphasé qu’on retrouve en Europe, avec deux standards de puissance : 22 kW et 43 kW. Pour que tous les pays comparés soient sur le même pied, nous avons exclu ces bornes CA et retenu seulement les bornes de recharge rapide en courant continu (BRCC).
Pour établir les ratios «Nb VÉB/BRCC », nous avons utilisé les chiffres de l’IEA, qui définit le nombre de bornes rapides dans un pays par le nombre total de véhicules pouvant recharger en même temps à la puissance maximale définie par les différents standards. Ainsi, une borne multistandard qui a trois pistolets (CHAdeMO, CCS et Type2 AC) mais ne peut recharger qu’un véhicule à la fois est comptabilisée comme une seule borne.
De son côté, l’Observatoire européen des carburants alternatifs(EAFO) comptabilise, pour chaque pays européen, le nombre de points de recharge lents et rapides de chaque standard, dont le nombre de bornes rapides avec un pistolet Type 2 CA triphasé, que nous avons soustrait des chiffres de l’IEA.
Il est important de noter qu’avec cette comptabilité par standard de l’EAFO, une borne à trois pistolets de standards différents sera comptabilisée trois fois, même si la borne ne peut recharger qu’un seul véhicule à la fois, ce qui n’est pas le cas des chiffres de l’IEA. Voici un extrait de la section « Glossary & FAQ » du site de l’EAFO (www.eafo.eu ) qui atteste de cette réalité :
« we are in the middle of a complex process to align our data with these definitions and especially for “high power” positions this is challenging with the multi-plug charging units. We welcome any help to clarify these issues! We realize that currently there will be some double counting by adding e.g. ChaDeMo and CCS in the number of positions. »
Ainsi, en soustrayant le nombre de bornes rapides en courant alternatif triphasé pour les pays européens, nous avons enlevé plusieurs bornes de recharge pouvant également recharger en courant continu (CCS et/ou CHAdeMO) en raison des bornes multistandard. Tout ça pour dire que les ratios « Nb VÉB/BRCC » des pays européens, que nous présentons dans le deuxième graphique, sont TRÈS conservateurs et qu’en réalité ils sont plus faibles, vraisemblablement de 10 % à 20 %, sinon plus pour la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni.
Notre troisième graphique montrant le nombre de bornes rapides européennes a été obtenu en prenant les chiffres de l’IEA pour le nombre total de bornes dans un pays et en montrant le nombre de bornes Tesla (en rouge) comptabilisées par l’EAFO, qui ne peuvent être en multistandard et donner suite à un dédoublement. Nous y avons également représenté le nombre de points de charge rapide Type 2 en CA triphasé (en bleu) donné par l’EAFO, qui, lui, est susceptible au dédoublement. La partie verte de ce graphique donne donc un nombre de BRCC (CHAdeMO et CCS) moindre qu’il y en a réellement, particulièrement pour la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, en raison des bornes multistandard.
1 : (http://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/archives-parlementaires/travaux-commissions/AudioVideo-76953.html),
2 : http://www.mddelcc.gouv.qc.ca/changementsclimatiques/vze/AIR-reglement201712.pdf